top of page

CORPS À CORPS AVEC L'ESPACE.

  ‘‘ L’architecture a disparu qui œuvrait à l’échelle locale et qui, quelles que fussent les techniques employées, exigeait une expérience directe de la tridimensionnalité, un investissement du corps entier, celui de l’architecte et celui des habitants, qu’aucune simulation ne peut remplacer, car l’architecture n’est pas chose mentale. « Les vivants ont un corps qui permet de sortir de la connaissance », rappelle Eupalinos. Et ce corps jeté dans l’espace fonde l’« intersomaticité » qui, à son tour, fonde l’urbanité. ’’

​

       Françoise Choay, Pour une anthropologie de l'espace, Éditions du Seuil. 2006. P.196. 

  Est-il possible d’envisager une réappropriation de l’espace public par l’acte ludique, par le jeu et plus simplement par l’expression du corps dans l’espace?  Hors des critères d’efficacité, de consommation ou de sécurité, la libre expression de la créativité simple, spontanée, peut-elle être un des moyens de retrouver dans l’espace public certaines de ses qualités inhérentes d’espace pour tous, vécu et utilisé par tous? Le lieu de la confrontation à l’autre, à l’étranger, à celui qui n’appartient peut-être pas aux mêmes sphères mais qui respire le même air, le lieu liant la ville?

​

La ville et ses acteurs officiels, tendent à œuvrer pour une urbanité prévue, gérée, où chaque usage à sa place et chaque lieu sa fonction. Cependant nous pensons que chaque habitant avec pour seul outils son corps et pour lieu d’expression l’espace de sa ville, chaque utilisateur peut prendre conscience de son rôle d’acteur, de constructeur, par le simple mouvement de son corps. Et la marque qui restera de chaque mouvement, viendra complexifier l’espace, l’enrichir d’une nouvelle forme d’interprétation et l’éloigner un peu plus de la froideur du lieu normal et prévisible.

​

A l’aube du projet, la lecture conjointe d’un corpus d’ouvrages ; pour une anthropologie de l’espace de Françoise Choay, le droit à la ville de Henri Lefebvre ; analysés au travers du principe du sol pour tous, présente et dénonce une crise de la ville,  intimement liée à une crise de la modernité. L’une des principales conséquences de cette crise est évoquée dans le travail de H. Lefebvre, la « perte du sens de l’œuvre ». Ce phénomène lié à l’apparition de l'urbanisme, et profondément lié à la révolution industrielle, dépossède en premier lieu le citoyen de la construction de la ville.

Dans le sillage de cette dépossession, on peut observer une superposition progressive de la vision technocratique de l’espace et de son usage. Plus précisément, le parti fonctionnel, l’emploi technique de l’urbain, l’emporte sur l’usage indéfini, spontané.

​

Cette « tendance de planification qui consiste à déterminer une utilisation normale et prévisible de l’espace urbain », selon le concept de « ville garantie » de Marc Brevigilieri, prend tout son sens dans une lecture actuelle de l'urbanité. Elle entraîne la déliquescence progressive des qualités inhérentes à l’espace public. Celui-ci voit disparaître son caractère essentiel d’espace d’échange, d'interaction sociale, de confrontation à l’autre. Il n’est alors plus un lieu liant, un espace de construction collective.

 

Nous nous sommes spécifiquement attardés sur la privatisation de l’espace public dans son sens étendu, phénomène récent et récurent dans les métropoles occidentales, qui à provoqué une indignation légitime pour quiconque cherche à défendre un territoire démocratique, un sol pour tous.

 

Françoise Choay, dans son ouvrage, dénonce “la disparition de notre investissement corporel dans l’espace concret .[…] ce retrait du corps en mouvement et la désaffection corrélative de l’espace local à l’échelle du corps humain” dans nos sociétés contemporaines. Elle souligne ici, en référence à Camillo Sitte, un rapport évident entre le corps et l’espace; où la projection, dans les trois dimensions, des échelles organiques de l’Homme; et sa disparition liée à l’abstraction progressive des milieux humains.

 

 

 

 

 

 

 

​

​

Face à ce constat, et à travers l'étude des différentes pratiques de résistance contre cette dépossession, le ludique, dans son sens étendu nous apparaît comme un outil de revendication et de réappropriation du territoire.

Le libre mouvement du corps dans l’espace à travers son expression créative intrinsèque, incarne la liberté d’usage, et ce en dehors des notions de fonctionnalisme et d’efficacité pragmatique. Il se décline en une infinité de possibilités, et l’expérience d’une relation renouvelée au contexte.

En effet, à travers une temporalité finie, le joueur va développer une perception différente, originale, de son environnement. Enfin, la projection même du jeu développe les capacités d’appropriation immédiate de l’environnement par la pratique de stratégies spatiales cohérentes avec les règles établies.

Suite au jeu, on peut supposer que le rapport à l’espace de l’usager, par le simple fait d’avoir été remis en cause pendant cette temporalité, va changer. Ce rapport à l’espace acquiert une certaine souplesse qui se retranscrit dans le regard que la personne va porter sur son environnement, sur sa ville.

 

La proposition de Huizinga, dans son ouvrage, Homo Ludens, essai sur la fonction sociale du jeu (1938), défend le point de vue selon lequel le jeu est consubstantiel à la culture. « De ceci résulte l'évidence d'une conséquence importante : sans un certain maintien de l'attitude ludique, aucune culture n'est possible […], car elle est inhérente à la nature même de l'homme » p.169. Dans ce sens, le jeu et l’esprit du jeu ont un rôle structurant dans l’éducation des Hommes.

​

Sur le thème du corps dans l’espace, nos recherches nous ont amenés à nous intéresser à la danse. Le film Pina de Wim Wenders, ainsi que le travail d’autres chorégraphes comme Anne-Theresa de Keersmaker (Rosas) ou Frédéric Flamand (Cité Radieuse), interrogent de manière pertinente ces questions du corps en mouvement, la présence et le rythme. Nous proposons de comprendre le langage de la danse, et par sa pratique d’envisager une autre appréhension de l’espace public.

 

Notre approche revendique une pratique du jeu et de la danse, dans l’optique de réintégrer l’échelle du corps et de ses mouvements, à l’écriture du territoire. Une écriture par la pratique, organique, sans finalité précise, qui laisserait place à l’invention progressive et collective du territoire. L’accumulation des traces laissées par ces pratiques, l’empreinte de ces corps en mouvement, vient enrichir l’espace public d’une multiplicité d’interprétations, impliquant une flexibilité d’usage et d’appropriation, et l'amène vers ce lieu improvisable et indéfini.

 

Le jeu savant, correct et magnifique des corps en mouvements dans l’espace.

​

​

Article co-écrit par Antoine Regnault de Maulmin, Jules Gardoni, James Wright, Mélanie Ganino.

bottom of page